L'homme et l'animal « L’homme est un
animal, dit-on, mais ce n’est pas une bête ». La première de ces deux
affirmations, qui reconnaît l’animalité de l’espèce humaine, est à comprendre
sur un plan biologique. La précision selon laquelle l’homme n’est pas une bête
n’est en revanche pas biologique mais, selon les cas, morale, religieuse ou
philosophique. Chacun de ces deux points demande toutefois à être étudié de plus
près.
Dire que l’homme est un animal, c’est pour l’homme se rappeler
qu’il a un corps, des instincts et plus généralement un “fonctionnement”
biologique similaires à ceux d’autres animaux, et plus particulièrement à ceux
de ses plus proches “cousins” dans l’arbre de l’évolution, comme les chimpanzés
ou les bonobos, avec lesquels nous partageons plus de 99% de notre ADN. Ce
rappel de notre animalité commune avec les bêtes peut, selon les cas, nous faire
voir les hommes comme des bêtes (à travers les catégories de “sauvagerie” ou la
“bestialité”, lorsqu’un homme semble se comporter instinctivement par exemple)
ou, plus subtilement, nous inciter à “débusquer” derrière des comportements
humains apparemment complexes ou raffinés de simples manifestations
instinctives ; ainsi pour Schopenhauer le sentiment amoureux n’est-il rien
d’autre que la forme que prend chez l’homme l’instinct sexuel de l’animal qu’il
est.
L’une des questions que pose cette animalité de l’être humain est
celle de savoir en quoi consiste ce qu’on appelle, parfois sans précision
suffisante, « la nature humaine » : est-elle le “fond animal” de l’être humain
(ses instincts par exemple), ou au contraire ce qui distingue et éloigne l’homme
des autres animaux, autrement dit des bêtes ? C’est en ce deuxième sens qu’on a
pu dire, par exemple, que la nature de l’homme, c’est la culture, c’est-à-dire
précisément ce que ne possèdent apparemment pas les bêtes (bien qu’il semble que
certaines espèces de singe soient capables de transmettre des savoir-faire non
instinctifs, y compris sans intervention humaine, ce qui relève bien d’une
certaine forme de “culture”).
Dire que l’homme n’est pas une bête, c’est justement insister non
seulement sur les
spécificités de l’être humain à l’égard des autres
animaux, mais encore et plus précisément sur sa
supériorité. Cette
supériorité est censée consister en une
dignité qui conférerait à l’homme
des droits sur les bêtes, dont la Bible donne un bon exemple : «
Dieu bénit
[l’homme et la femme]
et leur dit : “Soyez féconds, multipliez, emplissez
la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du
ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre”. »
(
Genèse, I, 28).
L’affirmation de cette dignité humaine sert également de
justification morale aux expériences scientifiques ou médicales faisant souffrir
ou mourir des bêtes, puisque la vie d’un homme est supposée valoir plus
(infiniment plus ?) que la vie d’une bête. Mais en quoi consiste exactement
cette dignité supérieure de l’être humain, et quels droits lui confère-t-elle ?
Car c’est énoncer un lieu commun que de dire que l’humanité est capable du
meilleur comme du pire. Ne faut-il alors voir dans les justifications morales ou
religieuses de notre domination sur les bêtes que des prétextes cherchant à
masquer un cynique “droit du plus fort” ou une forme évoluée de l’instinct
(humain en l’occurrence) de survie ? A tout le moins devons-nous poser des
limites à nos droits sur les autres animaux, comme ce que le code pénal nomme
« actes de cruauté » infligés à des bêtes.
Mais il existe d’autres exemples de cette domination qui renvoient
parfois tragiquement l’homme à ses responsabilités, comme l’extermination,
volontaire ou non, d’un nombre croissant d’espèces par la chasse, la pêche ou la
pollution. En outre, “l’utilisation” des bêtes pour le plaisir des hommes, comme
dans le cirque ou la corrida, pose la question de la finalité de notre
domination sur les bêtes : la distraction n’a sans doute pas ici la même valeur
que le progrès de la médecine. L’empathie qui nous fait nous représenter les
souffrances que les hommes infligent aux autres animaux, empathie précisément
rendue possible par le fait que l’homme est lui-même un animal, vient ici
s’opposer à notre droit de dominer et d’utiliser les bêtes comme des objets, qui
eux ne souffrent pas de l’utilisation que nous en faisons. Il nous faut
toutefois reconnaître que cette empathie est elle-même extrêmement variable,
selon qu’elle s’applique par exemple à un cheval ou un dauphin d’une part, à un
rat ou un crocodile d’autre part (pour ne rien dire d’une araignée ou d’un
frelon).
La supposée dignité supérieure de l’être humain ne lui
conférerait-elle pas autant voire plus de devoirs que de droits vis-à-vis des
bêtes ?
A médité